La neutralité carbone est tellement exigeante qu’elle nécessite beaucoup de planification industrielle
« L’objectif de neutralité carbone pose la question du maintien d’une société d’abondance »

Dans quel sens évoluent les habitudes de consommation d’énergie aujourd’hui ?
Thomas Veyrenc : Structurellement, la tendance est à la stagnation de la consommation électrique depuis environ 2010. Les croissances économique et démographique - qui en sont les principaux déterminants - ont ralenti. Dans le même temps, l’activité économique tend à se tertiariser, notamment en France. Enfin, il y a une diffusion, trop modeste, des actions d'efficacité énergétique. Les nouveaux équipements sont moins consommateurs qu’il y a 10 ans et cette efficacité compense la tendance au suréquipement. Nos modélisations prévoient un retour progressif vers le niveau d’avant crise, puis une augmentation modérée à l’horizon 2030. À partir de là, nous devrions assister à un paradoxe : une baisse générale de la consommation d’énergie couplée à une hausse de la consommation d'électricité. Cela s’explique par l’importance de l'électricité dans les politiques de neutralité carbone. C’est notamment le cas pour les transports avec l’essor des véhicules électriques. La conjoncture liée à la crise sanitaire ne remet pas vraiment en cause ces prévisions. Malgré une baisse de la consommation électrique de 3,4 % en 2020, un rebond de la consommation est attendu dès 2021 pour retrouver le niveau d’avant crise au milieu de la décennie.
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Quels sont les principaux leviers pour faire évoluer ces habitudes vers plus de sobriété ?
Thomas Veyrenc : Au-delà de la sobriété, qui décrit une démarche globale visant à réduire nos besoins énergétiques en modifiant nos modes de vie, je distingue trois leviers principaux. Le premier concerne l'efficacité énergétique. Il s’agit de réduire la consommation en général, à usages inchangés. Remplacer une chaudière par une pompe à chaleur rentre dans cette logique. Ensuite, je pense au pilotage spécifique de certaines consommations quotidiennes à l’instar des mécanismes mis en place pour l’eau chaude sanitaire. Cela correspond donc à une réduction ciblée ou un report des consommations en fonction des pics de demande, qui sont plus importants le matin et le soir ou encore pendant les vagues de froid. Enfin, il y a les éco-gestes, auxquels on fait appel pour favoriser ponctuellement la maîtrise de la consommation, dans les périodes plus tendues. C’est le sens du dispositif ÉcoWatt mis en place par RTE, en partenariat avec l’ADEME : grâce à un site dédié et un système d’alertes, nous sommes en mesure de mieux informer les citoyens en cas de tension sur le réseau, tout en leur proposant les éco-gestes les plus efficaces pour régler la situation.
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Sur quels outils technologiques peut-on s’appuyer aujourd’hui pour donner aux citoyens les moyens de réduire leurs consommations ?
Thomas Veyrenc : C’est un ensemble. La première interface entre le système et le consommateur est le compteur. Le déploiement des compteurs communicants Linky est bientôt achevé. Cette brique permet aux particuliers de mieux savoir ce qu’ils consomment. Mais ce n’est pas suffisant, car seuls les consommateurs « hyper-conscients » surveillent leur compteur. Pour la majorité, nous avons besoin d’automatisation. De l’optimisation traditionnelle des horaires de chauffage de l’eau chaude sanitaire à la recharge intelligente des véhicules électriques, c’est un mélange de dispositifs assez classiques et de technologies plus récentes.
Mais on constate que le sujet de la « flexibilité » ou du « consomm’acteur » devient de plus en plus politique. En effet, si l’on opte pour un système électrique reposant très majoritairement sur les renouvelables comme l’éolien ou le solaire, le besoin de rendre la consommation plus flexible sera important. Cela impliquerait probablement des technologies connectées, comme l’internet des objets. On peut ressentir des tensions entre la volonté de certains de s’orienter vers ce type de scénarios et une forme de méfiance envers les systèmes connectées, avec des inquiétudes sur la question de traitement des données qui nous sont systématiquement remontées lorsque l’on travaille sur ce type de scénarios avec des associations de consommateurs.
Autoconsommation, éco-gestes, conscience écologique : peut-on imaginer une normalisation de ces tendances dans les années à venir ?
Thomas Veyrenc : Au-delà des slogans, c’est difficile à dire et notre travail ne consiste pas à prescrire cette évolution, mais à détailler les prérequis ou les conséquences des différents scénarios énergétiques possibles. Ce que j’observe, c’est que la question de la sobriété est aujourd’hui clivante, probablement plus qu’hier. Nous avons d’abord tendance à considérer que la nécessité de réduire la consommation d’énergie était généralement acquise. Puis, nous avons parlé à des sociologues, qui nous ont expliqué que c’était loin d’être acquis. Une partie de la population semble désireuse de s’engager vers plus de sobriété. Mais on s’aperçoit également que des ménages ne sont pas prêts à renoncer à un niveau de confort important. Il y a en outre une demande très forte d’équité dans la répartition des conséquences de ce changement de système énergétique. Nous devons être capables de prendre en compte ces différentes aspirations.
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À l’horizon 2030, à quoi ressemblerait le système énergétique ?
Thomas Veyrenc : Plusieurs traits sont communs à tous les scénarios d’évolution de nos systèmes énergétiques qui visent la neutralité carbone : plus d’électricité au détriment des combustibles fossiles, et plus d’énergies renouvelables. À une échéance de 10 ans, pour la France, on retrouve également du nucléaire dans tous les scénarios, avec un parc de réacteurs en légère évolution par rapport à aujourd’hui. Actuellement, l’électricité représente un quart de l’énergie que nous consommons, cela devrait croître : bascule vers le véhicule électrique, électrification dans l’industrie (directement ou en produisant de l’hydrogène à partir d’électricité), remplacement des chaudières au fioul dans les logements et les commerces. Le jalon 2030 sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre est crucial et nécessite ce type de transformation.
Au-delà, pour 2050, c’est beaucoup plus ouvert : certains voient dans l’éolien flottant une perspective très prometteuse, d’autres imaginent un retour du nucléaire, on parle d’une intégration beaucoup plus étroite du solaire aux bâtiments, et il y a bien sûr les différentes solutions de stockage (stockage chimique avec les batteries, stockage par hydrogène). Dans tous les cas, il sera difficile d’y arriver uniquement par des ruptures sur l’offre. Il y aura forcément une adaptation de la demande en énergie pour réaliser ce type de scénario.
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Quelles sont les limites de la démarche individuelle et citoyenne ?
Thomas Veyrenc : Bien sûr, des « consomm’acteur » sont indispensables. Mais cela doit s’intégrer dans une démarche collective : la neutralité carbone est tellement exigeante qu’elle nécessite beaucoup de planification industrielle. Baisser la consommation passe par de la sobriété et des comportements responsables, mais aussi par des bâtiments économes et des projets d’infrastructure pensés dans une logique de maîtrise de la consommation.
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Finalement, la sobriété dépasse largement le cadre de l’énergie...
Thomas Veyrenc : Le sujet est passionnant, parce qu’il va bien au-delà de la technique, il pose la question du modèle de société que nous souhaitons. La neutralité carbone est un objectif très exigeant qui pose la question du maintien d’une société d’abondance.
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Tribune rédigée en partenariat avec Usbek & Rica.