Il y aura toujours un « avant » et un « après » ce 26 décembre 1999…
Ce jour là, Lothar et Martin, les tempêtes du siècle, jettent près d’un quart du réseau de transport d’électricité français à terre. La catastrophe est sans précédent. Seule une mobilisation inédite des collaborateurs d’EDF et de leurs partenaires permettra de rétablir l’électricité dans l’Hexagone en quelques jours… Mais ce dimanche noir est aussi celui d’une prise de conscience : en cas d’aléa climatique majeur, certaines parties du réseau sont trop vulnérables. Il faut les sécuriser… La tâche est immense, le chantier vertigineux.

17 ans après, la sécurisation mécanique du réseau de transport d’électricité touche à sa fin. On pourrait aligner les chiffres, ils parlent d’eux-mêmes : 2,8 milliards d’euros de budget, 48 000 km de lignes, 7 900 traversées et 57 000 MW sécurisés, 2 millions d’heures de travail…
Mais l’histoire de ce projet hors normes, c’est, aussi et surtout, une histoire de femmes et d’hommes qui ont su durant tout ce temps inventer, concevoir, s’adapter, transmettre ensemble…
C’est cette histoire que nous voulons raconter ici.

Archives ---

La tempête et la destruction du réseau



Le choc

Les tempêtes de 1999 et leurs conséquences

26 décembre 1999. Une première tempête, Lothar, traverse en quelques heures la moitié nord de la France. Les stations météo s’affolent : 160 km/h de vent en plaine, des rafales à plus de 200 km/h sur les côtes… Dès le lendemain, une seconde tempête, Martin, balaie le sud du pays. Le bilan humain est lourd, les dégâts énormes…

Le bilan humain est lourd,
les dégâts énormes…


110 victimes et 6 Md99 de dégâts pour Lothar dans les régions traversées en France, Belgique, Allemagne et Suisse ; 30 victimes et 4 Md99 de dégâts pour Martin en France, Espagne et Italie.

Avec 140 millions de m3 de bois abattus, les forêts françaises paient un lourd tribut aux deux tempêtes.

Tempêtes Lothar et Martin
26 et 27 Décembre 1999 source : Météofrance
carte-Europe-trajectoires




Un réseau dévasté



Le réseau de transport d’électricité est touché de plein fouet : le 28 décembre, 38 lignes 400 kV, une centaine de lignes 225 kV et plus de 400 lignes 63 kV et 90 kV sont hors service. Plus de 1 000 pylônes haute et très haute tension sont endommagés ou à terre et 184 postes sont hors service. Environ 3,5 millions de foyers et de clients dans l’industrie et les services sont coupés. Une mobilisation sans précédent s’organise alors pour rétablir l'alimentation électrique au plus vite.

Le réseau de transport d’électricité

On distingue le réseau de transport d’électricité (exploité par RTE) du réseau de distribution (exploité par Enedis). Le premier est constitué de lignes aériennes à haute et très haute tensions (400 kV, 225 kV, 90 kV et 63 kV) qui transportent l’électricité du lieu de production (centrales nucléaires ou thermiques classiques, barrages, éoliennes…) au réseau de distribution. Ce dernier achemine ensuite l’électricité jusqu’au client final.



Lignes 400  kV indisponibles
26 et 27 Décembre 1999


À marche forcée



Le chaos laissé par le passage des deux tempêtes fait de la remise en service des lignes et postes électriques endommagés une priorité absolue… Les difficultés sont inédites : ce n’est pas une seule région qui est touchée, mais pratiquement tout le territoire national, se souvient Jean-Paul Roubin, ingénieur d’astreinte au CNES Centre national d'exploitation du système , qui exerce alors un rôle d’appui et d’intervention auprès du dispatching.




Quand les lignes cèdent, l’une après l’autre, sous la violence des vents, les équipes chargées de leur surveillance ne connaissent pas la réalité du terrain. La seule chose qu’elles constatent est la chute progressive du réseau sur leurs synoptiques. Pour évaluer les dommages et les réparations à entreprendre, il faut se rendre sur place. Lignards, experts du CNER Centre national d’expertise réseaux , entreprises sous-traitantes… toutes les ressources disponibles au sein de RTE et chez les fournisseurs sont dépêchées pour évaluer la situation. Didier Anselme, chargé de maintenance des lignes aériennes, est aux avant-postes avec une équipe de reconnaissance.


« Très vite, on trouve des pistes inaccessibles avec des arbres couchés. Il y a aussi des arbres sur les lignes. Les premiers travaux consistent à découper les arbres suspendus aux câbles et ainsi à libérer les lignes. On met en place des poteaux en guise de bras avec des rondins ! »

Didier Anselme


Tous les hélicoptères disponibles chez RTE sont mobilisés, mais il en manque encore… Il faut transporter les équipes dédiées aux postes et aux lignes, partout où les tempêtes ont frappé, organiser la logistique nécessaire à l’acheminement du matériel et à l’hébergement… L’équipe de Christian Dauvilliers, alors chargé du retour d’expérience sur le comportement des matériels de liaisons et de l’animation technique liaisons, a dû gérer d’innombrables demandes d’approvisionnement.


« Nous devions filtrer toutes les demandes d’approvisionnement en composants pour les lignes aériennes des régions arrivant au service gestion de la direction achats, demander des précisions aux régions en cas de requêtes incomplètes, erronées ou « exagérées », le tout avec priorisation des demandes en fonction des ouvrages, car nos stocks et les magasins fournisseurs n’étaient pas gréés en supports, câbles et même matériels pour une situation aussi exceptionnelle. C’était du flux… très tendu ! Il y avait en tout et pour tout 11 pylônes en réserve chez les fournisseurs et un peu de stock de matériels dans les groupes en charge de la maintenance. Il a fallu trouver des solutions pour réparer. »

Christian Dauvilliers



D’abord, on priorise. Les équipes de dépannage arbitrent entre les lignes indispensables au réseau et celles qui sont rapidement réparables, les lignes potentiellement réparables si besoin et celles à ne pas prendre en compte dans un premiers temps. Il faut aussi mettre en sécurité les câbles tombés sur les autoroutes, tirer des liaisons provisoires grâce à des mâts ou liaisons enterrées…

Dans l’urgence, la solidarité s’organise : les entreprises et les gestionnaires de réseaux de transport d’électricité (espagnols, italiens, néerlandais…) viennent prêter main forte. À Toulouse, Bordeaux ou Reims, l’ampleur des dégâts subis par le réseau électrique a créé de véritables poches, privées de courant. RTE part à la chasse aux groupes électrogènes, acheminés parfois d’assez loin. L’armée déblaie les accès et les sécurise, déploie des ponts flottants pour accéder aux zones inondées… Des démolisseurs et des ferrailleurs sont appelés en renfort pour évacuer les déblais.

La mobilisation générale paie : le 30 décembre, il ne reste que de rares poches encore privées d’électricité. Les opérations de dépannage d’urgence se terminent. Les réparations définitives peuvent commencer. Jusqu’à fin janvier 2000, le CNER est mobilisé 24h00 sur 24h00 pour répondre aux sollicitations des équipes sur le terrain, notamment en aidant les ingénieries des régions dans les choix techniques liés aux réparations. On décide ainsi de remplacer les pylônes tombés à terre par des pylônes de classe mécanique supérieure, dès lors que les embases sont récupérables.


Vulnérable



La crise aura prouvé la capacité d’EDF à rétablir l'alimentation électrique, parfois au prix de réparations de fortune. Mais Lothar et Martin ont aussi démontré que le réseau français de transport d’électricité est vulnérable face à des phénomènes météorologiques majeurs. Des phénomènes dont la fréquence et l’intensité sont susceptibles d’augmenter avec le changement climatique. Le réseau doit pouvoir résister à des vents d’intensité supérieure. Sur la base des vitesses de vents enregistrées lors du passage des deux tempêtes, les ingénieurs fixent de nouvelles valeurs pour le dimensionnement des ouvrages.



évolution des pressions et zones de vent

arrêté technique 1991 arrêté technique 2001

Carte des zones de vents, arrêté technique 1991 Carte des zones de vents, arrêté technique 2001
  • 480 Pa
    Zone de vent intérieure
  • 640 Pa
    Zone de vent fort
  • 720 Pa
    Zone de haute pression de vent

Objectif sécurisation



Le 1 er juillet 2000, soit quelques mois à peine après les deux tempêtes de décembre 1999, RTE est créé par la séparation des activités de production, de transport et de distribution d’électricité. C’est la conséquence de la transposition en droit français des directives européennes visant à ouvrir ce secteur à la concurrence.



À l’époque, Jean Verseille, directeur du département Développement et optimisation du patrimoine, est en contact quotidien avec les pouvoirs publics. L’ampleur exceptionnelle des tempêtes et leurs conséquences sur l’approvisionnement en électricité les ont amenés à s’interroger, avec des opérateurs comme EDF et RTE, sur les enseignements qu’il convenait d’en tirer. Le Conseil général des mines est mandaté pour effectuer un retour d’expérience et proposer des recommandations au gouvernement français. Son rapport, élaboré par un groupe de travail animé par Gérard Piketty avec les entreprises du secteur électrique, a donné lieu à deux publications successives (« La sécurisation du système électrique français » au mois de mai 2000 et « La sécurisation du système électrique français liée aux événements naturels extrêmes – complément au rapport d’étape de mai 2000 » au mois de janvier 2001). Un programme de sécurisation spécifique au réseau de transport est préconisé.



Avec l’arrêté technique interministériel du 17 mai 2001 – « arrêté technique 2001 » –, les hypothèses de tenue au vent pour les ouvrages neufs sont plus sévères que par le passé : les zones géographiques nécessitant l’application des pressions de vent les plus contraignantes sont largement étendues ; sur le reste du territoire, la pression utilisée comme référence est réhaussée.

L’arrêté technique 2001

L’article 13 de l’arrêté du 17 mai 2001 fixant les conditions techniques auxquelles doivent satisfaire les distributions d'énergie électrique dispose que : « la résistance mécanique d'un ouvrage, donc sa sécurité en service, est définie par le rapport entre les efforts entraînant la ruine, ou un endommagement irréversible de cet ouvrage, et les efforts correspondant à l'ensemble des charges permanentes associées, à celles dues au vent, au givre, à la neige collante et à la pluie verglaçante dans des conditions de température définies ». Il précise, pour chacun de ces phénomènes météorologiques, les valeurs de pression à prendre en compte pour le dimensionnement de la résistance mécanique des différents composants d'un ouvrage : armements, supports, fondations, conducteurs et câbles de garde… Il fournit également les coefficients de sécurité applicables aux pylônes de suspension ( = 1), aux pylônes anti cascade (= 1,1) ainsi qu’aux pylônes d'arrêt (= 1,2) et indique que « Le maître d'ouvrage veillera […] à une fréquence suffisante de pylônes anti-cascade et d'arrêt, dans le but de limiter le risque de ruine d'une ligne par effet d'entraînement. ».

Le rapport Piketty

Le rapport établi au mois de mai 2000 par l’ingénieur général des mines Gérard Piketty (en collaboration avec l’ingénieur général des mines Renaud Abord de Châtillon et l’ingénieur en chef des mines Claude Trink) établit que si la majeure partie de l’énergie non distribuée a pris sa source dans des défaillances aval du système, principalement au niveau de la moyenne tension, « ceci ne doit pas occulter le fait que […] le réseau THT a été mis par endroit dans un état de grande vulnérabilité » . Le rapport recommande que l'effort de sécurisation mécanique à venir porte simultanément sur tous les niveaux de tension, y compris donc sur le réseau de transport afin d’assurer notamment la sécurisation d’une ligne d’alimentation par poste.

RTE s’appuie sur les conclusions du rapport Piketty et sur les dispositions de l’arrêté technique 2001 pour définir sa politique de sécurisation mécanique pour les lignes existantes. Pour la construction des ouvrages neufs de transport, ce sont désormais les hypothèses de dimensionnement de l’arrêté technique 2001 qui sont prises en compte.

« Les pouvoirs publics se saisissent de la tempête. La commission Piketty est mise en place et analyse les enseignements de cet événement exceptionnel. Le retour d’expérience interne à RTE s’effectue en liaison avec le travail de la commission Piketty. »

Jean Verseille


Lors des réunions préparatoires avec les pouvoirs publics, les interlocuteurs RTE s’attachent à convaincre l’administration des scénarios réalisables. Les équipes du CNER travaillent ainsi sur deux fronts. D’un côté, elles coordonnent la remise en état des ouvrages endommagés par les tempêtes Lothar et Martin. De l’autre, elles fournissent une évaluation technique et financière de la sécurisation mécanique. Le 5 septembre 2001, le programme de sécurisation mécanique est bouclé. Le CNER s’appuie sur le chiffrage des dégâts occasionnés par les tempêtes et des coûts pour la collectivité induits par l’énergie non distribuée, mentionnés dans le rapport Piketty, ainsi que sur les estimations de coûts des travaux. Les propositions de RTE sont approuvées par le biais d’un courrier adressé le 15 janvier 2002 par Christian Pierret, secrétaire d’État à l’Industrie, à André Merlin, directeur de RTE.


Sitôt né, RTE se verra ainsi investi d’une mission qui mobilisera l’entreprise jusqu’en 2017 autour de trois objectifs :


  •  Maintenir l’alimentation de la quasi-totalité des postes électriques à la suite d’événements climatiques significatifs d’intensité ne dépassant pas celles des tempêtes de décembre 1999 ;
  •  Rétablir en cinq jours au plus les services de base liés à la continuité d’alimentation à la suite d’événements climatiques importants, dus au vent, au givre ou à la neige collante ;
  •  Maîtriser le risque de chute sur les personnes et les biens d’une portée située au voisinage de zones d’habitation ou de voies de communication importantes même en cas d’événements climatiques importants.

Il n’y a pas de temps à perdre, comme le rappelle Jean-Yves Broyelle, à l’époque directeur des infrastructures de transport.

« Pour répondre aux événements extraordinaires, je mets en place le management de la nouvelle organisation du Transport qui repose sur une centralisation et un pilotage au niveau national. Les chefs d’unité qui sont nommés cumulent désormais la responsabilité de la maintenance et de l’ingénierie. »

Jean-Yves Broyelle